Karolina ▲ Men in rage strike those that wish them best

Blanc. Tout est d’un blanc immaculé. Presque surnaturel. La neige qui craque sous la semelle noire. Le ciel de neige lourd qui menace au-dessus des têtes. Les visages inconnus des passants, les têtes rentrées dans les écharpes ternes. Le cœur de la jeune femme qui avance d’un pas vif à travers la place du Grand Théâtre de Varsovie.

Pourtant, dès l’entrée de l’opéra passée, tout semble se réchauffer. Le marbre nacré aux veines grises et les colonnes immaculées sont napées de la lumière chaude des lustres suspendus. Les tapis rouges absorbent le son désagréable des talons claquant sur le sol. Les mines découvertes affichent des sourires étonnés devant les galeries des glaces qui recouvrent les murs. Même Karolina, si sévère et froide à l’extérieur semble s’être adoucie dans l’atmosphère feutrée du palais.

Car l’opéra pour elle est bien plus qu’un lieu de public, qu’un lieu de travail. Elle en connaît les moindres recoins. Les moindres couloirs, les moindres pièces. Elle y passe plus de temps que dans la coquette demeure de ville où elle a posé ses valises, il y a de cela cinq ans. Car elle a beau appeler ça « sa maison », l’endroit véritable auquel elle appartient est cet opéra. Depuis toute petite déjà lorsqu’elle accompagnait sa mère pour ses représentations de théâtre ou lorsqu’elle venait prendre ses premiers cours de chant. Adolescente, alors qu’elle répétait encore et encore, que la nuit drapait la ville d’un ciel d’encre et que les autres jeunes de son âge s’amusaient dans les bars de Varsovie. Jeune adulte, alors qu’elle fuyait son logement et son époux qui ne la comprenait pas et qu’elle ne comprenait plus. C’était dans l’obscurité et dans le velours tendre à l’arrière de la scène qu’elle se réfugiait. Dans les notes puissantes et incroyables qu’elle se dissimulait. Dans les personnages épiques et intemporels qu’elle s’oubliait.

Elle traverse le dédale et s’aventure sans hésiter au cœur du théâtre jusqu’aux salles de répétition. Les musiciens ne sont pas encore là. Son partenaire non plus. Karolina met toujours un point d’honneur à être la première, à ne jamais arriver en retard. C’est un signe de respect pour l’autre, lui avait enseigné son père. Et l’orchestre a bien compris que la discipline et l’inflexibilité sont deux choses avec lesquelles ils doivent composer au quotidien s’ils souhaitent que les séances de travail se déroule bien avec la jeune femme.

Sans attendre, elle commence à échauffer sa voix. Les notes résonnent en écho contre les murs et rebondissent au plafond, baignant rapidement la pièce d’une aura étrange. La représentation de ce soir est importante. Ses parents viennent la voir chanter pour la première fois depuis longtemps. Ils ne vivent plus à Varsovie, mais à Cracovie après la mutation de son père dans l’agence régionale de la Bezpieczenstwa Wewnetrznego de la ville. Tout doit être parfait. Elle doit être parfaite.

Les musiciens arrivent à l’heure, Don José sur leurs talons. Le partenaire de Karolina est plus âgé qu’elle, professionnel et expérimenté. Si certains spectateurs peuvent s’imaginer une histoire d’amour improbable entre Don José et Carmen lorsqu’ils sont incarnés par des chanteurs si différents, à peine ouvrent-ils la bouche qu’ils convainquent tout le monde. Leurs intonations et leur jeu d’acteur se mêlent à la perfection. Karolina aime bien Carmen. Si différente et si semblable à sa propre personnalité. L’une est sanguine, séductrice et menteuse lorsque l’autre est froide, rigoureuse et d’une honnêteté brutale. Pourtant, toutes les deux sont déterminées et courageuses. Bien que la polonaise ne s’estime pas brave, c’est ce que lui a dit son père, un jour.

Avec une légère appréhension lui pinçant le cœur, anxiété inconnue et déstabilisante, elle grimpe sur l’arrière de la scène alors que la salle commence à se remplir. Sa respiration est lente, mensurée. Son regard est dur, perçant, concentré. Un regard qu’il lui faudra changer à peine les rideaux se seront-ils levés. Elle se devra d’être sensuelle, enjôleuse, piquante. Sa voix aux accents brusques et dures se devra d’être chaude, mielleuse et sucrée. À côté d’elle, son Don José s’étire, prêt à être trahi par la femme qu’il aime. Ils connaissent l’histoire. Tous ici, savent la fin. Ils viennent tout de même. Pour la performance. Pour eux. Pour elle. Karolina en a pertinemment conscience. Elle doit être éblouissante.

Le velours rouge se lève et les lumières éclairent toute la scène. Le duo s’avance. Les premières notes s’élèvent. Karolina se mue. Elle est à Séville et elle s’appelle Carmen, bohémienne cigarière avec une fureur d’exister et de vivre dévorante. Tellement dévorante qu’elle sera sa propre fin. Son regard s’attarde sur le public, émotif, perforant. Les visages baignés d’ombre ont les yeux rivés sur les planches, comme des papillons attirés par la lumière. Son maquillage forcé exagère les sentiments, les traits de son visage, les grimaces et les sourires. À la fois victime et bourreau, elle valse, tente et esquive. Au deuxième rang, elle reconnaît ses parents. Galvanisée, elle redouble d’intensité.

Avant que ses yeux ne tombent sur le devant de la scène. Ils sont quatre. Debout. À la toiser. Elle manque de s’arrêter, déstabilisée. Elle continue pourtant, sous le regard inquisiteur des quatre inconnus. Elle a ce sentiment particulier qui lui murmure qu’ils sont différents. À part. Cela n’est pas bien difficile à deviner. La femme est habillée comme une infirmière. Un des hommes est en caleçon. Un autre en pyjama. Le dernier est en tenue de ville. Ils n’ont rien à faire ici. Cependant ils restent immobiles, presque impassibles malgré l’étonnement qu’ils dégagent, eux aussi.

Dans sa solitude, pourtant, Karolina a le sentiment qu’elle n’est plus seule.