❝ Oh, I hope some day I'll make it out of here even if it takes all night or a hundred years ❞La musique pulse dans ses oreilles alors que les vêtements glissent entre ses mains, s’enchainent, accrochés aux cintres d’une petite boutique coincée entre un café et un salon de coiffure. Kat plonge son visage dans son écharpe lorsqu’un client entre, laissant s’introduire avec lui l’air glacé de cette matinée de décembre. Depuis plusieurs jours Varsovie se pare de nuages et délaisse les couleurs pour n’être qu’une ville triste et pluvieuse. Kat tire vers elle une chemise noire à col blanc, la regarde un instant et vérifie le prix avant de l’essayer. Elle l’accompagne d’une jupe grise – dénichée au milieu de jeans intentionnellement déchirés – qui lui arrive jusqu’aux genoux et de ses éternelles baskets blanches. Elle contemple son reflet quelques minutes, se demandant si la personne qu'elle voit est crédible, si son image travaillée passe pour naturelle. La tenue lui plait ce qui la pousse à l'acheter après une heure passée à se balader entre les rayons. Une fois le sachet suspendu à son poignet, elle se laisse engloutir par le froid.
Une demi-heure plus tard elle tombe lourdement sur son lit. Depuis qu’elle est étudiante à l’université des sciences sociales et humaines de Varsovie, Kat habite une chambre hors campus avec Justyna, une fille bruyante mais attachante qui laisse ses affaires trainer sur son lit et range ses livres par couleur. Elles vivent dans un dortoir et partagent avec quatre autres étudiants une salle de bains – chaque matin est un combat – et une cuisine – se faire à manger devient une aventure. Après deux ans avec eux Kat les voit presque comme une deuxième famille mais ils se laissent encore tromper par ses apparences de fille branchée quand elle n’est qu’imposture. Son visage plongé dans son oreiller elle entonne les paroles du refrain, les écouteurs toujours connectés à ses oreilles. Ses livres de cours l’attendent patiemment sur son bureau : droit, économie, psychologie. Le poids de ses études pèse sur elle, l’empêchant quelquefois de reprendre son souffle. Elle veut réussir, rendre ses parents fiers et les sortir de leur quartier paumé pour leur offrir la vie qu’ils méritent. Elle essaie de passer les voir le plus souvent possible mais entre les cours, le ménage et les sorties elle peine à se libérer. Elle tente de se convaincre que chacun de ses empêchements n’est pas une excuse pour éviter son passé. Mais elle a de plus en plus de mal à revenir à l’ancien appartement où sa famille est entassée, peinant à joindre les deux bouts, parvenant difficilement à mettre un plat sur la table.
*******
L’immeuble décrépi s’élève au milieu d’une nature morte, l’herbe s’est mélangée à la boue à force d’être piétinée et des feuilles colorées jonchent le sol comme si elles avaient appartenu à une autre saison. Le ciel semble toujours plus gris au-dessus de son quartier comme si le soleil lui-même craignait la vision sombre et crue de la vie en Pologne, loin des grandes villes. Kat avait grandi au rythme des éclats de voix de parents alcooliques, des morts par overdose, des coups de feu qui retentissaient parfois le soir. Mais elle avait aussi connu les éclats de rire d’enfants, les jouets cassés qu’elle trouvait dans des poubelles et que son père réparait, les vieilles chansons polonaises que sa famille entonnait les jours de fête et le partage. M. Antkowiak était un vieillard qui vivait seul dans l’appartement au-dessus de celui des Lesczczyńsk, il fumait souvent dehors, assis sur un banc à la peinture écaillée. A chaque fois qu’il voyait Kat il lui offrait un bonbon, jusqu’à ses 16 ans, comme s’il l’achetait juste pour elle. Il était mort d’une maladie pulmonaire. Il refusait obstinément de se soigner, considérant que l’hôpital le traitait mal, ce qui était sûrement vrai. Kat avait eu l’impression de perdre un ami et s’était jurée de ne jamais laisser ses parents finir de cette façon. Elle s’était plongée dans ses études, obtenant les meilleures notes du lycée de son quartier et travaillant jusqu’à ce que les mots sur son cahier ne forment qu’un tas informe de symboles sous ses yeux fatigués. Elle était loin d’être un génie mais elle passait des heures à réviser, à lire, à apprendre, se refusant à disparaitre sans avoir au moins essayer de se sortir de là. Elle connaissait tous ceux qui vivaient dans l’immeuble, leurs noms et des bribes de leurs histoires. Les jeunes de son âge se serraient les coudes, aucun n’avait la vie facile et personne n’en parlait vraiment, les mots étaient superflus. Ils avaient grandi ensemble, se connaissaient depuis toujours mais s’étaient tout de même éloignés lorsque chacun avait choisi sa voie.
« Tu veux plus venir nous voir hein. » lui avait un jour lancé Niko alors qu’il écrasait son mégot de cigarette sur le sol. Ils étaient assis sur les escaliers qui menaient à la porte d’entrée de leur immeuble. Kat avait 19 ans, elle était partie depuis un an et était revenue aussi souvent que possible.
« Quoi ? Non j’adore passer vous voir, c’est chez moi ici. » Sa voix était devenue plus aiguë, elle n’arrivait pas à lui mentir. Il secoua la tête avec un petit sourire triste.
« Pas de ça avec moi meuf. Y a personne qui se sent chez lui dans ce trou à rats, t’as bien fait de te barrer. » Kat avait oublié à quel point le langage qu’ils utilisaient entre eux était familier, comme si elle avait deux vies parallèles qui ne pourraient jamais se rencontrer. Elle n’avait aucune raison de lui cacher la vérité.
« T’as raison. J’aime pas cet endroit, j’aime pas c’que ça me rappelle. Si je pouvais, je nous sortirais tous de ce pétrin. » D’un coup elle eut les larmes aux yeux. Niko lui donna un coup de coude.
« Eh t’inquiète y a rien. On s’en sort comme on peut. Mais oublie jamais d’où tu viens, laisse pas tes vêtements et tes airs de riche te faire oublier où est ta vraie famille. » Cette phrase lui fit l’effet d’une claque. De quoi avait-elle l’air au milieu de toute cette misère ? Comme si elle ne venait pas d’ici ? Elle reniait tout ce qu’elle avait connu sans savoir pourquoi. Par honte ? Parce que c’était plus simple ? Niko était resté dans le même appartement avec sa mère et sa sœur et il gagnait de l’argent avec des petits boulots. Il avait un visage d'enfant mais ses yeux témoignaient de toutes les souffrances qu'il avait dû traverser. Il était l’un des seuls à ne pas avoir sombré, pas encore en tous cas.
*******
Elle se lève enfin pour se poser sur sa chaise de bureau et ouvrir un énorme volume portant sur les psychopathologies. Elle cherche le chapitre qui l’intéresse et tente de s’y retrouver entre tous les symptômes et troubles possibles. Ses études l’amènent même parfois à analyser les gens autour d’elle, ce qui peut être irritant. Sa mère balaie souvent ses remarques d’un geste de la main ou d’un regard noir mais Kat se plait à remarquer ce qui peut passer inaperçu, certains tics, certains mouvements, certains comportements. La porte de sa chambre s’ouvre faisant entrer le rire caractéristique de Justyna et les pas lourds de Roman. Ce dernier se laisse tomber sur le lit de Kat, allongé sur le ventre, les bras écartés. Il tourne la tête vers elle alors qu’elle lève les yeux de son livre et change de position pour faire face aux deux arrivants.
« Ma mère vient de rentrer d’Italie, la pauvre a dû attendre sa valise une heure ! Quand je voyage j’ai toujours l’impression que ma valise est la dernière à arriver. » Justyna adore raconter des petites anecdotes, elle s’attache les cheveux en un chignon pendant qu’elle parle et regarde Kat en souriant, attendant une réaction.
« Oui moi aussi je déteste ça. » Pourquoi ressent-elle le besoin de faire croire qu’elle comprend leurs problèmes ? Elle n’a jamais eu à attendre de valise parce qu’elle n’a jamais pu voyager. Elle avait toujours été coincée dans son quartier et sa plus grande aventure avait été de déménager à Varsovie. Ses colocataires n’étaient pas tous riches mais leurs familles s’en sortaient plutôt bien. Jamais la nourriture ou l’eau chaude n’avaient été un problème pour eux. Lorsqu’elle passait du temps à les écouter se plaindre, elle aurait parfois voulu exploser, leur montrer à quel point la vie pouvait être dure mais elle en était incapable. D’abord parce qu’elle vivait dans un mensonge et ensuite parce qu’elle s’était promis de ne jamais juger les gens trop sévèrement. Alors elle écoute, elle sourit, elle acquiesce, elle tente de ne pas en dire trop pour ne pas se retrouver piégée et empêtrée dans ses histoires.
« Tu révises quoi K ? » Roman lui pose la question en jouant avec la couture qui s’échappe de son oreiller. Elle choisit de répondre par la dérision.
« Comment reconnaître les psychopathes. » Il sourit, continue de tirer sur le fil et de le faire passer entre ses doigts. Quelquefois Kat a l’impression que son cœur bat un peu plus vite quand il est là, si insouciant. Mais ça ne dure pas longtemps et elle n’arrive pas à expliquer cette sensation éphémère – ou elle ne veut pas l’expliquer.
« Grave utile. Tu nous feras passer un test ? » Kat laisse échapper un petit rire à cette idée.
« Je suis pas sûre que vous réussissiez. » Elle lance un regard entendu à Justyna qui lui balance son coussin dans les genoux même si elle visait clairement la tête. Kat éclate de rire et pendant un moment elle se sent à sa place.
*******
Kat est assise seule face à une télévision muette depuis plusieurs minutes, les images lumineuses défilant devant ses yeux avant de laisser place à des souvenirs. La nostalgie la torture. Elle repense à sa mère qui lui caressait les cheveux quand elles discutaient le soir avant de dormir, à son père qui rentrait épuisé du travail et dont le visage s’éclairait dès qu’il la voyait, à sa petite sœur qui s’accrochait à ses jambes pour s’amuser. Kat se perd dans ses pensées, ne s’intéresse plus à ce qu’il se passe autour d’elle. Elle sursaute au moment où un homme apparait devant ses yeux, la fixant, essoufflé comme s’il avait couru des kilomètres pour se retrouver là. Et il disparait. L’étudiante essaie de recoller les morceaux de sa mémoire. Vient-elle d’avoir une hallucination ? L’homme était grand, brun, il avait une barbe et quelques rides se dessinaient déjà autour de ses yeux. Ses joues étaient creusées et son regard fatigué mais rempli de bonté. Lui attribuait-elle des émotions ? Elle se souvient si bien de lui. Elle court dans sa chambre à la recherche d’une explication logique. Elle jette ses livres de psychologie sur le sol et les ouvre un par un après s’être assise par terre. Justyna est à une soirée et les autres sont soit sortis, soit endormis. Elle se prend la tête entre les mains pour se calmer, les pires idées lui traversent l’esprit, toutes les maladies, tous les problèmes psychologiques qu’elle avait étudiés. Elle avait perdu la tête à force d’analyser les autres. Il fallait qu’elle dorme, tout sera plus clair demain, pas vrai ? Elle essaie de se convaincre que tout ira bien alors qu’elle s’affale dans son lit avec l’image de cet homme gravée dans sa mémoire.
Plus les jours passent et moins elle comprend ce qu’il lui arrive. Des jeunes filles de son âge viennent se balader dans son champ de vision, remplaçant même son reflet dans le miroir. D’autres rivages s’offrent aussi à elle, elle peut être à Varsovie un instant et sur une plage ensoleillée, les pieds dans le sable la seconde d’après. Quelquefois elle se retrouve dans une ville aussi grise que la sienne, une tasse de thé face à elle ou encore discutant avec des jeunes derrière un comptoir alors que le soleil brille. Devrait-elle parler à ces inconnues qui ont intégré sa vie ? Ou serait-ce une façon d’accepter sa folie ? Elle ne sait pas qui sont ces gens et devine à peine où elle se trouve lorsqu’elle quitte Varsovie, pourtant – malgré ses craintes – elle se plait à voir d’autres contrées lors de ces voyages imprévus.